Un espace intermédiaire “troisième lieu”

« Les devoirs à la maison ont tendance à devenir, dans certaines familles, un sujet de tension entre les parents et leurs enfants (surtout quand ils sont adolescents). Faire prendre des cours particuliers à son enfant dans un établissement privé ou faire appel à un tiers pour l’aider à faire ses devoirs ou à comprendre ses leçons est un moyen de supprimer ces tensions et de pacifier les relations entre les membres de la famille. Obtenir des enfants qu’ils se mettent à leurs devoirs quand ils n’en ont pas envie est une épreuve pour les parents. Aider un adolescent qui n’a pas compris quelque chose en classe n’est pas facile, même si (ou en particulier si ?) le père ou la mère sont très qualifiés dans la matière concernée. C’est pourquoi il vaut beaucoup mieux que les problèmes soient traités ailleurs.

Les structures extérieures à l’école aident davantage à “rétablir la paix” entre les parents et leur progéniture que les établissements scolaires. Une structure extérieure à l’école peut être considérée comme une sorte de lieu intermédiaire, un espace de “réparation de l’expérience scolaire”, qui n’est ni la famille (avec ses attentes fortes et ses tensions tout aussi fortes), ni l’école (qui évalue, donne des notes, etc.). D’où la revendication d’une relation d’une autre nature, à la fois plus individualisée, à l’écoute, plus respectueuse, plus attentive ; c’est ainsi que pourra se construire un autre rapport au travail scolaire lui-même.

Dans ce lieu intermédiaire, les élèves peuvent avouer qu’ils n’ont pas compris quelque chose ou qu’ils ont de graves lacunes (même s’ils ne devraient pas en avoir), ou encore qu’ils n’ont pas vraiment travaillé comme ils l’auraient dû ; ils peuvent essayer, se tromper et essayer encore, prenant petit à petit confiance en eux-mêmes, sans subir l’impatience de leurs parents ni craindre le verdict de l’école. »

« La question est : où et quand l’école enseigne-t-elle ces savoirs et ces techniques qu’elle exige sans le dire, et qui, de fait, sont indispensables pour venir à bout des épreuves qu’elle organise ? Où et quand peut-on acquérir ce qui n’est pas de l’ordre de connaissances stricto sensu, mais qui permet de mettre celles-ci à profit et en valeur au moment des contrôles, des examens, des concours ? On peut se demander si aujourd’hui l’institution scolaire prévoit suffisamment de temps et de lieux pour cela, et si, dans le travail qu’elle fait faire aux élèves, qu’elle leur demande en dehors et dont elle se soucie de la correction, elle y accorde assez d’attention.

Ce temps d’appropriation gagnerait, au moins pour un certain nombre d’élèves […] avec un personnel apte à aider les élèves, à apprendre à travailler et à acquérir ces techniques ; ce qui signifie que soient prévus des lieux et des temps qui rendent cela possible.

Le temps n’est plus où un élève pouvait se contenter de « faire ce qu’on lui demande ». Il peut du reste y avoir un aspect trompeur dans l’expression « faire son métier d’élève », si l’on entend par là être conforme aux attentes de l’école ; une partie de ces attentes est en effet implicite, et l’école ne dit pas toujours assez que faire son travail ne suffit pas, qu’il faut en fait être accoutumé, voire être rompu à certains travaux pour être en mesure de faire face à ce qu’elle exige. Ce qui paraît évident pour les enseignants ne l’est plus pour les élèves, et il ne suffit pas de donner un ordre, de claquer des doigts pour que les choses se fassent ! »

Dominique Glasman, 2001, 2007

La triple alliance éducative

Les adultes ont le devoir de s’interroger sur la manière d’accompagner les jeunes pour qu’ils puissent faire face au mieux à une situation radicalement nouvelle. Jamais aucune génération, me semble-t-il, n’aura eu autant à inventer son propre destin. Et beaucoup de jeunes s’y sentent peu ou mal préparés. Il faut les aider à trouver en eux-mêmes la capacité intérieure de faire des choix avec l’appui de trois acteurs principaux : les parents, les enseignants et ce que les pédagogues appellent les « tiers-lieux ».

Les tiers-lieux – À côté de l’école et de la famille, les enfants — et plus encore les adolescents — ont besoin de se retrouver entre eux, dans des cadres moins contraints, avec des adultes qui n’ont pas sur eux la même autorité institutionnelle que leurs parents ou leurs enseignants. Dans ces tiers-lieux s’opèrent des apprentissages fondamentaux. C’est souvent l’occasion des premiers choix réfléchis. C’est aussi l’inscription dans un collectif porté par un projet commun où chacun apprend que responsabilité et autorité sont liées. 

Ce sont des lieux où s’effectuent aussi une multitude d’apprentissages non formels : on apprend à se maîtriser, à se concentrer, à planifier, à anticiper, parfois à calculer ou à rédiger. Ce sont, enfin, des cadres où l’on rencontre souvent des « passeurs »  qui restent encore, d’une certaine manière, du côté de l’enfant ou de l’adolescent, tout en ayant déjà l’expérience de l’adulte. Ce sont, tout à la fois, des experts et des ex-pairs ; ils n’ont pas l’autorité institutionnelle du professeur ou du parent, ni d’ailleurs leur responsabilité, mais ils disposent d’une compétence reconnue. À ce titre leur apport est précieux.

Pouvoir parler avec quelqu’un sur un autre registre qu’avec ses parents ou ses professeurs est essentiel. Et l’écart entre les trois instances éducatives que sont la famille, l’école et les tiers-lieux est une condition de la construction de l’autonomie. L’enfant peut, en effet, s’essayer, dans ces trois espaces, à différents types de comportements et de postures, confronter ce qu’il y découvre, les faire jouer entre eux et oser progressivement faire des choix personnels, se donner une identité qui ne sera ni mimétisme inconditionnel ni appartenance aveugle à l’un des trois.

Il convient de chercher avec l’enfant le meilleur équilibre possible, compte tenu de son histoire, de ses désirs, de l’organisation de la vie familiale, des possibilités offertes par le lieu où l’on habite. Il y a, en éducation, quelques principes — et  l’équilibre entre le temps en famille, à l’école et dans des tiers-lieux en est un — que l’on doit confronter, tout à la fois, aux possibilités dont on dispose et aux résultats que l’on obtient.

Philippe Meirieu, 2015

(extrait résumé)